Chapitre 1 : Votre profil nous intéresse !

Au secours ! Je suis une star !

« VOTRE PROFIL NOUS INTERESSE !« 

C’est invariablement ces quatre mots qui composent le titre de nombre de mails, que vous avez reçu aujourd’hui, hier et avant-hier. Comble du bon goût, moult sont inscrits exclusivement en majuscule, preuve qu’on utilise les codes du spam à l’inverse de la netiquette même dans l’environnement professionnel. Après lecture d’environ une douzaine d’entre eux, vous vient à l’esprit de faire un Bingo, quitte à savoir laquelle de ces SSII placeront le maximum de mots-clés. Dynamisme, expertise, savoir-faire, opportunité, écoute du marché, fort de 5000 employés divisés en 12 Business Units, tout y passe. Vous pourrez même y faire un Musso/Levy, qui consisterait à mélanger les titres de ces deux auteurs et d’essayer de deviner qui a fait quoi.

Peu après votre soutenance de stage, où vous aviez un 13, ce qui est bien, mais pas top, votre cursus d’ingénieur est assuré d’être validé. Yes ! Les portes de la gloire vont s’ouvrir bientôt sous vos yeux ébahis, à vous propositions grandioses, vous qui êtes dans l’informatique et avez un chemin d’or tracé devant vous pour les quarante prochaines années de votre existence. Ce n’est pas vous qui le prétendez, mais votre école d’ingénieur, vos parents, le boulanger, TF1.

Anselme, votre tuteur, vous recommande par ailleurs de mettre votre CV en ligne, puisque la boite dans laquelle vous avez fait votre stage ne recrute pas. Comme il ne reste plus que deux semaines, vous avez portes ouvertes pour ouvrir un Word et commencer à y mettre toutes vos belles expériences. Le sujet était motivant, vous avez mené pendant six mois cette page de reporting des anomalies, et vous ne comprenez pas pourquoi la boite ne vous veut pas.

Tant pis, vous vous retroussez les manches, et une demi-journée après, voilà un beau CV tout neuf tout beau. Dix ans plus tard, quand vous le relirez, vous rigolerez et aurez envie de vomir devant les fautes de bon goût, de tournure, les tabulations aléatoires, ainsi que la bordure jaunâtre. Comment a-t-il pu passer à l’époque ? Mais pour l’instant, pour vous, c’est le plus beau CV du monde, celui dont vous êtes fier ; pour une SSII, elle ne contient juste que les quelques mots-clés nécessaire pour vous envoyer chez un client. 1/ on ne peut tout savoir à l’écrit 2/ c’est votre présentation orale qu’elle veut voir, et surtout savoir si vous êtes capables de séduire en quelques secondes 3/ il faut bien qu’elle justifie le temps passé de ses RH et donne une image dynamique en montrant à 18h30 qu’elle est la seule société de la rue à continuer à travailler au travers des baies vitrées.

Une recherche sur votre moteur favori pour trouver un job-board (en français : « Mare aux requins »), une inscription, un .doc un peu maladroit et pas très bien centré uploadé, et vous voilà tranquille. Au cours de la journée, s’égrènent alors sur votre mail des petits événements curieux : deux mails le soir, quand vous vous coucherez, devant votre ordinateur où trône une fenêtre de P2P, mais n’y tenez vraiment d’intérêt. Le lendemain, après le café, ce n’est pas moins de dix mails qui trainent dans votre boite. A midi, c’est trente. Vous regretterez d’avoir laissé votre numéro de téléphone, la boite vocale est désormais remplie de voix charmantes « Bonjour Monsieur Geladia, je me permets de vous appelez car j’ai vu votre CV sur […] ». Vous uploadez une nouvelle version du CV, cette fois-ci sans votre téléphone, mais les RH sont des renards sans foi ni loi. Ils vous débusqueront dans l’annuaire puisque vous avez mis votre adresse. Ils appelleront sur le standard de votre lieu de stage, ils iront même jusqu’à appeler des détectives privés qui vous pisteront… Non, faut pas abuser non plus, ne prenez pas la grosse tête, pas encore.

Le lendemain encore, des mails de relance des mêmes individus, parfois d’autres reprenant le flambeau ; le surlendemain, des messages larmoyants « Mais pourquoi vous ne nous avez pas rappeléééééé ». Jamais vous n’auriez eu autant de succès, même pas sur Meetic ! Mais rien concernant des boites en interne. Vous avez juré à Marcel, un presta avec qui vous bossez, que vous n’entrerez pas en SSII, sans vraiment savoir pourquoi. Mais voilà, vous avez laissé votre CV sur le site de Banque Gulliver, de ZCD Telecom, de Phagocytosis Pharmaceutics, de grands groupes du CAC40 ou assimilés français. Mais une fois les dizaines de textbox remplies, au milieu de milliers d’autres candidatures, sur un énigmatique « Nous recevons tellement de candidatures que si vous n’avez pas de nouvelles dans les deux semaines, considérez votre candidature comme inaboutie ». Résigné, il va falloir vous apprêtez à répondre aux SSII. Après tout, vous n’avez pas fait Bac+5 pour finir chômeur !

Pour l’instant, même si la moitié de l’équipe où vous officiez en stage est composée de prestataires, le terme « prestation » ne vous dit pas grand-chose. Pour vous, les deux seuls détails qui différencient vraiment internes et externes, c’est la couleur de leur badge – jaune pour les prestas, bleu pour les internes – et le tarif exorbitant à la cantine. 12 euros pour le plateau oeuf-mayonnaise/steak haché-frites/yaourt, là où les internes – dont vous faisiez partie en tant que stagiaire – n’en paient que quatre. Ha, et leur phrase fétiche c’est « J’ai pas réussi à joindre mon commercial ». Pour vous, stagiaire, ce monde de demain est encore trop vaporeux, trop lointain, dans six mois. Vous vous posez donc devant votre PC de stagiaire, et dépilez en soupirant votre boite mail.

Dans la jungle de tous ces noms en trois-six lettres débutant souvent par un A – technique de plombier pour arriver en premier dans l’annuaire téléphonique, ou parce qu’ils utilisent la racine latin Alt- qui signifie « haut » – le tri s’impose.

Dans un premier temps, vous avez bien entendu éliminé les boites trop éloignées, les fameuses nantaises ou toulousaines qui vous ont harponné alors que vous avez bien précisé que vous voulez rester en région parisienne. Si vous êtes poli, vous avez même expliqué votre raison par mail. Certaines persistent, vous loueront la qualité de vie hors des murs de Lutèce, iront même à dire qu’il ne faut pas hésiter à reculer devant de nouvelles opportunités pour assouvir votre ambition ; la majorité ne vous répondront carrément pas.

Vous avez bien essayé de trouver des notes dans les aggrégateurs, mais gardez l’esprit critique depuis que votre école d’ingénieur, pourtant haut placée dans l’Etudiant, ne s’est pas avérée aussi géniale que ça : les mauvais avis, c’est ceux des gens qui se plaignent (à raison, certainement) ; internet est, à défaut d’être le meilleur SAV, le plus vaste des exultoires. Les bons salariés ne vont jamais s’inscrire pour dire qu’ils se sentent bien, sinon seront traités de fayots. Les bons avis, sont ceux des RH et des commerciaux qui veulent dorer le blason et attirer le chaland. Bref, l’esprit critique ça vous connait, et vous savez que ce genre de catalogue ne fera qu’accentuer votre scepticisme et le brouillard ambiant.

N’étant pas motorisé, l’idéal serait d’être à côté d’une station de RER, au mieux. Vous éliminez également celle à plus d’une heure porte à porte. Même si la SSII vous enverra chez un autre client, y aller régulièrement sera le parcours du combattant. La majorité ne répondra pas.

Ensuite, vous avez dégagé celles qui vous ont envoyé des mails contenant des erreurs manifestes. Les « Bonjour Madame » alors que vous êtes un homme, les « Bonjour Stéphane » alors que vous vous appelez Ray, les « J’ai trouvé votre CV sur lesjeudis » alors que le job-board qui a servi de repaire est Monster. Bah oui, mais il faut bien que vous en gardiez cinq ou six seulement, donc les critères fallacieux pullulent, surtout qu’après avoir répondu deux fois avec des remarques désobligeantes, vous n’aviez pas eu d’excuse.

Ne vous inquiétez pas, pour vous c’est du temps devant vous, à la fin de votre stage. Pour les SSII, arroser à tout va tout le vivier disponible de jeunes stagiaires, est purement chronophage de base, et encore plus si elles vont à la pêche au détail. Répondre à dix mails de refus, c’est potentiellement rater des candidats plus profitables.

Maintenant que vous avez votre short-list, comment faire ? Bonjour Madame ou Bonjour Linda ? Mieux vaut une réponse concise ou pouvez-vous raconter votre vie ? Vous décidez de passer outre votre timidité légendaire et appelez la première venue.

– Bonjour, monsieur Geladia ? Ha oui, je vous ai envoyé un e-mail hier. Vous allez bien ? Quel est votre projet professionnel ? Je me permets de présenter ma société : ZAQ consulting, nous sommes près de 2000 en France, principalement pour des clients dans l’industrie, les télécoms et la banque finance. Nous sommes référencés en Liste 1 chez la plupart des clients du CAC40. Nous sommes leaders dans l’expertise technique, l’architecture, la gouvernance et le conseil. Nous pouvons prendre rendez-vous ? Dans notre process vous rencontrerez une personne des RH, en l’occurrence moi, puis un commercial et un chef de projet pour l’aspect technique. Vous êtes disponible demain, à 18h30 ? Parfait, à demain. N’hésitez pas à passer sur notre site internet pour plus d’infos.

Outre le déroulé rébarbatif, vous leur obéissez et jetez un oeil sur leur site. Inlassablement, vous allez tomber sur les mêmes rubriques : qui sommes-nous ? Notre activité. Nos expertises. Nos clients. Votre évolution. Vous revoyez vaguement le loto-bingo en épluchant les mails, ad nauseam. En bannière, trois jeunes prestataires en chemise blanche cravate sans costume, semblent sacrément se marrer devant un diagramme UML imprimé sur un papier format A2, dans une salle de réunion dans un gratte-ciel de la Défense au ciel radieux. Rien ne permet de démarquer une SSII A d’une SSII Z, tant elles s’en tiennent à des discours jumeaux. A la rigueur, votre sélection se fera sur quelques critères : spécialités techniques, domaines d’activité, et taille de l’entreprise ; car selon vous, une structure « à taille humaine » c’est quand même mieux qu’un mastodonte où vous ne serez qu’un matricule… à moins que ce dernier ait un plus gros porte-feuille de clients « prestigieux ».

La semaine suivante, vous avez travaillé vos quelques entretiens, répété vos expériences comme une pièce de théâtre pour ne pas bafouiller ou glisser de mots malencontreux durant votre monologue. Tel un parfait tueur à gages, vous vous êtes préparé, stoïque, dans la pénombre de votre chambre, les stores à moitié fermés, devant le miroir de l’armoire, pendant que vous nouez votre cravate sur votre plus belle chemise fraîchement repassé, coupé par un « Chéééééééri allume la lumière tu vas t’abîmer les yeux ! Tu ne devrais pas être parti ? Ton rendez-vous est dans une heure, et le prochain RER est peut-être supprimé ! ».
Vous avez fait un tour sur internet, avez suivi scrupuleusement les conseils de l’Apec pour réussir un entretien : chaussures cirées, chemise blanche, costard noir. Vous avez emprunté un stylo Mont Blanc à votre père et votre mère a glissé un petit cahier à spirales Clairefontaine dans la sacoche que vous avez eu pour fêter votre fin de stage.

Vous êtes arrivé à l’heure, pour ne pas froisser votre interlocuteur. Ayant suivi des conseils sur internet, vous avez bien resserré votre cravate et lisez scrupuleusement la brochure devant l’hôtesse d’accueil qui risque de tout raconter. Puis vous passez au 20 minutes laissé nonchalamment sur un canapé à l’accueil, à l’Usine Nouvelle, aux Echos. Arrive alors, avec un bon quart d’heure de retard, une magnifique jeune fille, l’air assuré – vous pensez qu’elle a trente ans ? Des années après, vous retomberez sur elle sur LinkedIn, et verrez qu’elle n’en avait que trois de plus que vous. Sourire franc, regard droit dans les yeux évitant sobrement le décolleté pigeonnant, poignée de main ferme – conseil numéro trois, check – elle vous emmène dans une minuscule salle de phoning, vous demande si vous avez des difficultés à venir (c’est en face de la station de RER), si vous voulez un verre d’eau, et qu’elle a hâte de vous voir et que votre CV traine sur un coin de sa table depuis que vous l’avez mis en ligne. Louchant un peu sur la version imprimée, vous remarquez le papier légèrement gondolé, encore tiède, à l’encre surbrillante : tout juste sorti de l’imprimante.

Mademoiselle vous demande de vous présenter. Débutant, pas grand-chose. Vous faites attention d’utiliser un lexique professionnel, évitant soigneusement le langage trop figuré. Elle vous demande ce que vous voulez être : Développeur. Comment vous vous voyez dans cinq ans : « chef de projet ». Même si – et surtout si – ce n’est pas le cas, c’est comme ça. C’est un code, une convention, c’est répondre « Oui ça va bien » à « Comment ça va ? » même quand ça va pas. C’est comme ne pas répondre « perfectionniste » et « toujours à la bourre » à la question « Citez-moi une de vos qualités et un de vos défauts ». Vous avez l’impression d’avoir 7 ans et de dire que vous voulez devenir footballeur à Tante Ursule qui se contente de hocher de la tête avec une façade de bienveillance.

Une qualité et un défaut (on est encore avant 2010, méthode de recrutement des années 90, donc). Allons bon. Perfectionnisme et opiniâtreté – dans un sens comme l’inverse, vous osez de toute manière sortir cette grossièreté. Personne ne répond bien à cette question de toute façon, ça ne veut rien dire. Mademoiselle présente la société. Aucune question. Vous revenez trois jours après, cette fois-ci pour rencontrer Jean-Louis, le commercial. Il est plus détendu, plus rentre-dedans. Vous voyez qu’il teste votre aisance et votre art d’être. Vous vous détendez, essayer de jouer quelque chose entre le cool et le ferme.
Un détail vous taraude : il vous demande le nom de votre tuteur, et sitôt dit, ajoute à la cantonnade « Je le connais très bien, j’ai travaillé avec lui il y a six semaines », tout en le notant dans un coin de post-it, avec deux fautes dans le patronyme, et un dans le prénom – Anselme, pourtant, c’est pas vraiment difficile à orthographier – signifiant pertinemment qu’elle ne le connait ni d’Eve ni d’Adam, mais que ses coordonnées feront de lui un parfait prospect.

Calme plat, et ce pour les six SSII que vous avez appelées. Puis pareil, pour les six autres. Le process prend, et reprend, indéfiniment. Vos parents, qui sont responsables de service depuis les années 80, semblent s’étonner de votre manque de conviction. Selon eux, il faut appeler tous les jours, limite trainer devant leurs portes à midi. Il faut envoyer des lettres de motivation personnalisées et ma-nu-scri-tes, le CV seul ne suffit pas. Vous rappelez : vos interlocuteurs vous fuient. Lorsque vous demandez des raisons, des réponses évasives comme « le poste a été pourvu » sont données. Vous comprenez vite qu’ils ne peuvent pas vous recruter tout de suite, mais dès qu’ils ont la mission en adéquation, ils pensent à vous illico presto, promis juré ! En réalité, l’absence de permis de conduire les ont retenu d’envoyer même votre CV, puisque la plupart des clients industriels ne sont pas dans Paris et ses communes limitrophes. Les appels s’espacent, puis vous n’aurez plus jamais contact avec ces commerciaux et ces RH.

Avant de changer de stratégie, vous recevez un dernier appel sur votre portable, mais vous déchantez vite : Anselme, qui par ailleurs vous a renvoyé un mail pour vous féliciter, vous souhaiter bon courage, et surtout éviter de donner son nom à tort et à travers. A cause de cela, il reçoit un nombre incalculable d’appels insistants de Jean-Louis, qui veut absolument savoir ce qu’il fait et s’il peut placer un ou deux prestas chez lui.

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