Une tête bien faite

Vos parents soixante-huitards le rabâchent : si vous aviez tapé du poing sur la table, si vous aviez dit que dans 5 ans vous ne vouliez pas être chef de projet mais carrément PDG, la fameuse Linda vous aurait tenu la jambe, trainant sur le sol et vous suppliant de lui arracher vêtements et petite culotte ! Ha non, excusez-moi, ces derniers détails ça c’est plutôt la partie fantasme filial. Non, ne rêvez pas petit cochon : nous nous limiterons à un simple CDI, avec double ration de période d’essai. La vérité, et vous ne le saurez plus tard, c’est que tant qu’il n’y a pas de besoin, il n’y a pas de recrutement. Et cela, vos parents, qui n’ont fait qu’une boite dans leur vie et qui ont profité d’une partie des trente glorieuses, et au moment du choc pétrolier, avaient déjà assis leur position de directeur / chef de service, ne le comprendront pas, y compris des années plus tard lorsqu’ils couleront la vie douce pendant leur retraite.

Revenons à cet hiver : vous avez essuyé dix-huit refus, soit encore plus de râteaux dans votre adolescence. Trente-cinq fois – vous êtes parfois allé deux, trois fois sur site – vous êtes allé dans des zones industrielles au bout du RER C, passé des entretiens à 8h comme à 19h, pour vous entendre dire « vous avez un bon profil, on vous rappellera dès qu’on a quelque chose ». Vos ascendants disent de rappeler : on vous confirme qu’on vous rappellera quand ils auront quelque chose, promis juré. Vos ascendants, derechef, vous implorent de re-rappeler. Vous soupirez.

Vous êtes au creux de la vague, pendant une pénible et inéluctable traversée du désert, dans lequel vous avez enchainé de nombreuses remises en question, vous êtes empiffré de tonnes de Haribo en vous lamentant sur le manque de qualité de votre formation, vous avez suivi d’une dépression phénoménale dans laquelle vous avez réinstallé Knights of the Old Republic que vous avez terminé. Vous connaissez par coeur les horaires de Motus et des Feux de l’Amour.

L’échec se prolongea pendant une ère interminable de deux semaines, au cours de laquel daron et matrone ne cessent de se lamenter quant à votre futur que pourtant, ils imaginaient radieux. Vous, le fils prodigue, avec son chatoyant diplôme d’ingénieur, voué à ne jamais trouvé de travail et vivre à leurs crochets et de subventions jusqu’à 65 ans ? Risible, quand on sait que nombreux thésards décrochent un job au bout de dix-huit mois ! La planche de salut, vous la devez à Guillaume, un pote de promo que vous avez rencontré en sortant du ciné des Halles. « Toujours pas de job ? Mais envoie-moi ton CV ! Chez StarzIQ, ça recrute. En plus on partagera la prime de cooptation ». Vous lui expliquez que vous bossez dans l’industrie et l’armement, que c’est trop compliqué, le secteur est bouché… Même le premier de promo, dans cette spécialisation, a galéré pour avoir une place dans une SSII industrielle ! « Mais chez nous, ça recrute un max. T’as fait du Java ? Oui, un stage de deux mois y a deux ans ? Ca suffira ».

Direction chez vous, ouverture du CV, maquillage en deux heures. Michael Schofield et son plan de prison tatoué sur son beau corps musclé peut s’accrocher, votre plan parfait est tracé sur une feuille simple A4 marge 2,5cm : la bannière jaunâtre est toujours là, vous ne changez que le bloc compétences pour mettre celles « d’informatique de Gestion » (.NET, Java, SQL, MVC, servlet, applet, XML et un peu de sucre en poudre) et gommant celles de votre spécialisation, les télécoms. Vous gonflez de mots-clés pompeux cette fameuse expérience de deux mois. Sur le 21×29,7, votre dernière expérience voit sa surface divisée par deux et cette expérience bancaire doubler. 600 centimètres carré de dur labeur prêt à vous balancer dans le monde de la prestation en banque. Après deux heures de travail acharné, vous contemplez avec satisfaction votre méfait de faussaire.

Le précieux sésame est envoyé à Guillaume, et remis en ligne sur Monster. Vous n’y croyez pas, mais une des premières SSII que vous avez rencontrées, Akkran, veut vous rencontrer de nouveau. Pourquoi diable un ex-futur-employeur qui vous a balancé d’un revers de gant revient-il à la charge ? Le rendez-vous est pris dans un immeuble parisien, à 18h30, pour le lendemain même. Vous précisez qu’idéalement, vous aimeriez prendre rendez-vous avec le responsable commercial dans la foulée. Chose demandée, chose conclue !

18h30, vous vous demandez si vous n’avez pas atterri à la préfecture : les petites salles d’attente auxquelles vous avez pris d’habitude, où se battent d’ordinaire un ficus et deux vieilles banquettes rouge boudin en duel font place à des rangées de chaise, sur lesquelles sont sagement alignés des candidats en double rangée : des jeunes stagiaires, comme vous, l’air apeuré, mais également des vieux brisquards, qui ne prennent pas la peine de relever leur corps détendu et avachi. Vous avez à peine le temps de vous asseoir que vous voyez débarquer trois avions de chasse : les RH sont des canons ici, jeunes et encore plus jolies que dans vos rêves. Vous êtes persuadé que c’est l’une d’entre elle.

La mauvaise nouvelle, c’est que vous attendez encore 35 minutes. La bonne, c’est que Avion-de-chasse #47 fera votre entretien ; vous lui pardonnez, avec bonnes grâces, ce retard car vous êtes tombé amoureux une nouvelle fois. Slalom du combattant dans le dédale de couloirs qui se ressemblent tous, « vous n’avez pas eu du mal à nous trouver », vous changez d’étage « vous voulez un verre d’eau ? », embranchement de trois coudes dans ces coursives labyrinthiques « attendez, je crois que cette salle de phoning… de réunion est libre » vous rechangez de salle encore et toujours, passez par l’accueil. CV tout juste imprimé, dos bien droit, on ne regarde pas le décolleté pigeonnant, on ne fantasme pas sur les lèvres pulpeuses ruisselantes de gloss : le démarrage turbo façon Mario Kart, vous le connaissez par coeur. C’est étonnant comme, en quatre semaines, vous vous êtes endurci dans l’Art des entretiens. Votre discours est rôdé, déroulé par coeur comme le fil d’une pelote de fil d’Ariane, vous anticipez les pièges – enfin, vous êtes moins bégayant lorsqu’on vous demande une qualité ou un défaut – vous savez placer une blague là où il faut, vous construisez parfaitement votre argumentaire en thèse/hypothèse/fouthèse. Bref, pour un grand timide comme vous, votre part de l’entretien est un véritable one-man show devant un one-woman public.

L’entretien RH débouchant normalement sur un entretien commercial, elle vous indique que « Monsieur Flouzon-Dupuy n’est pas disponible », mais surprise succèdant à déception succèdant à colère, elle vous demande si vous avez le temps pour un test technique. Really ? Vous frémissez : merde, vous avez pas révisé Java depuis deux ans. Vous aviez pourtant envoyé un mail la veille à un copain de promo qui bosse chez Akkran et qui vous confirme que ça recrute tellement, qu’ils ne font pas de test technique. Peut-être une exception parce que vous avez un diplôme en électronique industrielle. Instantanément, vous regrettez de ne pas avoir bachoté un peu. Vient alors un magnifique QCM – vos sens de Sherlock Holmes vous alertent que celui-ci n’est pas tiède, il doit y en avoir qui traine dans des armoires entières – et trente minutes devant vous. Pas de confiscation de smartphone : au moment où vous avez passé le test, l’iPhone 2 n’était pas encore sorti…

Et pourtant, c’est le premier réflexe de tout développeur qui se respecte. Il ne sait pas ? Il cherche sur internet, la javadoc, des forums d’entraide, des tutoriels, les collègues expérimentés qui vous font la leçon avec bienveillance. Il peut passer des heures durant à tâtonner et trouver une solution complètement par hasard après mille commits. La première fois, ça ne va jamais compiler, il y a toujours un bout de code non fonctionnel, une variable non renommée, un cas particulier. Vous allez faire en deux jours ce que vous aurez l’habitude de faire en cinq minutes après. Mais c’est normal, même Zidane a dû rater sa première tête, non ?

Cependant vous transpirez à grosses gouttes devant ces vingt questions. Qu’est-ce qu’une servlet qu’est-ce qu’une applet ? Vous savez pas. Vous avez trimé dur il y a trois ans, à l’empirique, dans cette boite où vous avez été stagiaire, pour installer son progiciel de merde sur son serveur Tomcat. Mais vous avez réussi. Vous avez appris sur le tas comment faire un Update, mais vous avez réussi. Vous avez relu trois fois la doc pour comprendre à quoi sert ce web.xml, mais au final, votre client pouvait se connecter pour consulter la base de logs. Comment pouvez-vous vous faire éliminer, vous qui avez réussi votre stage haut-la-main, félicité chaudement par ce chef de service, par un monstre de papier format A4, avec vingt fois quatre cases qui semblent vous sourire nerveusement ?

Vous rendez la feuille trente minutes après, blanc comme neige, à la RH ; prenez dans la foulée rendez-vous avec le directeur commercial pour le vendredi. Le jeudi, pris d’un doute, vous appelez : « Ha, vous ne savez pas ? Monsieur Flouzon-Dupuy sera absent demain… » Bah non, on ne vous a pas prévenu… heureusement que vous n’avez pas perdu de nouveau une heure dans les transports pour un rendez-vous déjà annulé, avant qu’elle ne rajoute, le ton un peu vascillant « Nous avons corrigé votre questionnaire, et il semblerait que vous ayez un niveau un peu faible… ».

Le couperet est tombé : vous êtes définitivement nul.

Vous vous étranglez : elle qui ne jurait que sur le potentiel, l’ambition, le savoir-être, les « têtes bien faites » – le terme résonne en vous, qui avez fait l’effort incommensurable de ne pas baisser le regard droit dans ses yeux de 10 degrés plus bas, en pensant que chez elle, ce n’est pas que la tête qui était bien faite – allait-elle refuser votre candidature sous prétexte que vous avez de légères lacunes académiques, vous qui apprenez un nouveau langage à l’école tous les trimestres ? Elle n’a qu’à appeler votre responsable de stage il y a deux ans, qui pourrait être témoin de votre débrouillardise sans que vous ayez eu à apprendre par coeur un bouquin In a nutshell ! Au bout du fil, bien que sans image, vous entendez immédiatement un sourire apparaître et un stylo-bille claquer « C’est vrai ? Vous avez un nom à nous donner ? A fin de recommandation, bien sûr… ». Vous raccrochez aussi sec, furieux. On vous parle sans cesse de tête bien faite, d’adaptabilité, mais sous prétexte qu’il vous manque une corde à votre lyre, vous ne ferez pas l’affaire ? Vous hésitez à passer chez Gibert pour choper un bouquin de J2EE à 35 euros, réduction pour premier usage de 50% déjà intégrée.

Nouvelle dépression de deux jours, vous êtes à deux doigts de reprendre un abonnement à WoW et dévaliser le rayon tagada, mais le salut survient : vous recevez quarante-huit heures plus tard, un appel de la part du manager de Guillaume, de chez StarzIQ. Ce dernier avait oublié de forwarder le mail contenant votre précieux CV. Le manager, qui vous appelle dès réception du précieux parchemin, est évidemment chaud bouillant pour vous rencontrer. Le moral au plus bas après votre mésaventure, vous vous présentez en vous rendant compte que vous avez oublié de mettre une ceinture et une cravate… La poignée de main est mièvre, la barbe à peine taillée, selon vos propres critères vous n’avez aucune chance de réussir cet entretien.

Le manager, un homme plein de bonhomie, parle de tout et de rien, vous demande vaguement si vous aimeriez intégrer la boite, semble d’une jovialité sans fin. Zero question technique, aucune demande sur votre futur, c’est à peine s’il parle de votre formation, qu’il connaît très bien puisque son petit-cousin y est sorti trois avant vous. Vous avez certainement fait l’entretien le plus pourri jusqu’à ce jour, supplantant en toute beauté le premier auquel vous n’étiez décidemment pas préparé, vous n’avez néanmoins pas fait de fausse note, rhédibitoire. A votre grande surprise, il vous demande si vous pouvez rencontrer son bras droit ; lequel, cinq minutes après que vous soyez présenté, sort immédiatement un contrat de travail – glacé, dans son sous-main – qu’il vous demande de signer. Sentant une quelconque entourloupe, vous lui promettez de réfléchir et de lui donner une réponse exactement une semaine plus tard.

Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Plus tard, vous saurez que cette grosse société a une excellente croissance, et se moque du type de profil qu’elle pourra recruter. Elle en vient même à recruter des non-informaticiens pour les former – mais ça, nous le verrons plus tard. En tout cas, tous les jours la société appelle pour que vous veniez signer, au grand dam de votre mère qui vous dit qu’une occasion pareille ne se présentera pas. Finalement, vous cédez : après tout, la paie est correcte, et il faut bien que vous commenciez à gagner votre croûte. Vous avez rendez-vous lundi à 10h pour votre premier jour, où vous signerez votre contrat. Le week-end se passe sur un ton plus léger : papa a sorti le champagne, maman a commandé à la boulangerie votre gâteau préféré.

Le lundi, il est 9h50 et vous êtes devant les locaux de la boite, encore abasourdi. Vous allez vraiment commencer là, du moins avant d’aller en clientèle ? Vous savourez quand même l’idée de votre première centaine d’euros (ce que vous allez gagner, net, en une journée de travail environ) et ce que vous allez vous offrir avec, lorsque votre portable sonne tandis que vous alliez franchir la porte-tambour. Avion-de-chasse #47.

« Monsieur Geladia ? Oui, c’est Linda de Akkran. Nous avons une super proposition à vous faire, chez un super client super renommé, pour une mission top moumoute. Vous pouvez venir directement chez lui, le commercial viendra avec le contrat de travail ? Ha, vous avez commencé chez quelqu’un d’autre ? Mais vous savez, vous pouvez partir du jour au lendemain, la période d’essai rompue à votre initiative réduit votre préavis à 48h ! Et en ce qui concerne la note au test technique ? Ho, vous savez monsieur, chez nous, on recherche pas les connaissances, on recherche les têtes bien faites… »

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